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La presse | Tunisie | 18/04/2022 | Lire l'article original
Bien que conscients qu’une trop forte consommation de sel contribue à l’hypertension artérielle et à un risque accru de cardiopathie et d’accident vasculaire cérébral, les Tunisiens ont toujours tendance à consommer trop de sel mais ne peuvent se rendre compte de la quantité exacte car cet ingrédient est littéralement partout. Pour eux, le sel donne du goût et rend les aliments jolis. Donc, dans un pays où le sel est très prisé dans les plats, le changement n’est pas si simple à réaliser. Où le sel se cache-t-il dans nos aliments ? Et comment peut-on passer à l’action pour réduire sa quantité dans l’alimentation ? C’est surtout à ces deux questions que le Professeur Faouzi Addad tente de répondre dans cet entretien.
Ramadan est non seulement une occasion pour se rapprocher de Dieu, c’est aussi un moyen pour acquérir une bonne santé. Quels sont les bienfaits de ce mois sur la santé et comment vous jugez le comportement du Tunisien pendant cette période ?
En effet, on pratique le jeûne pour nettoyer le corps en chassant les toxines accumulées. Et si le jeûne est fait de façon correcte avec une alimentation équilibrée, une activité physique régulière, une quantité de sommeil respectée, sans excès au niveau des différents lipides, glucides et protéines…, les résultats seront extraordinaires : on devrait avoir une perte de poids de 3 à 4 kg à la fin de ce mois saint, avoir une baisse de 6 mm du mercure à la moyenne de pression artérielle systolique, ce qui veut dire réduire de 20% le risque d’accident cérébral ou cardiaque, avoir une diminution du sucre dans le sang, de la glycémie, de l’insuline résistance, avoir moins d’inflammations et donc moins de lésions des vaisseaux, avoir une diminution du taux de cholestérol…
Mais sur le terrain, on est très loin de tout cela car sur le plan alimentaire, Ramadan est le mois de tous les excès. Tout au long de ce mois, il y a une grosse consommation de gras, du sucre, du sel…, et il y a souvent plus de calories, ce qui va donner un effet inverse par rapport à l’effet attendu lors de la période de jeûne, qui était destinée initialement à une détoxification du corps pour le mettre au repos et le laisser se nettoyer en se débarrassant des cellules vieillissantes.
A ces mauvaises pratiques, on ajoute que la Tunisie est considérée comme un pays à trop risque cardiovasculaire et récemment - notamment au mois de juillet 2021-, la Société européenne de cardiologie (ESC) a réalisé une carte de risque cardiovasculaire pour la zone Europe et Afrique du Nord. La Tunisie était classée dans la zone rouge puisqu’elle enregistre un taux de décès de cause cardiovasculaire très élevé et accumule beaucoup de facteurs de risques cardiovasculaires. A titre d’exemple, nous sommes les premiers fumeurs en Afrique et nous sommes classés 26e à l’échelle internationale en matière de prévalence du tabagisme. Par ailleurs, 40% des Tunisiens ont un surpoids. Pour les adultes tunisiens au-delà de 18-20 ans, 18% souffrent de diabète, 40% d’hypertension artérielle et 40% ont un taux de cholestérol au-dessus de la normale…Nous sommes aussi de gros consommateurs de sel avec une moyenne de 12 à 13 grammes par jour et par personne, alors qu’on ne devrait pas dépasser les 6 grammes/jour… Cerise sur le gâteau, la Tunisie est la population la plus âgée d’Afrique avec un âge moyen de 31 ans contre 26 ans pour l’Algérie, 25 pour le Maroc, 18 ans pour la Côte d’Ivoire…
Vous dites donc qu’il y a une recrudescence des maladies cardiovasculaires à l’horizon ?
Malheureusement, tous les ingrédients sont réunis pour établir un diagnostic qui n’est pas celui attendu. Mais qu’on le veuille ou non, c’est la réalité que nous devons affronter aujourd’hui et que nous ne pouvons pas ignorer. Avec le vieillissement de la population tunisienne et le stress que nous vivons aujourd’hui, il y aura une explosion des maladies cardiovasculaires. Face à cette situation, la sonnette d’alarme a été, bel et bien, tirée pour créer une prise de conscience générale car l’élément le plus important dans ce combat est et restera ‘’la prévention’’, sinon la situation va s’aggraver davantage pour l’actuelle et la prochaine génération…Et donc, une véritable urgence sanitaire doit être lancée comme c’était le cas pour affronter le Covid-19 où il y a eu une mobilisation générale et de tous les ministères. Aujourd’hui, c’est la même chose pour les maladies cardiovasculaires et cette prise de conscience doit commencer le plus tôt possible.
Hypertension, maladies cardiovasculaires… faut-il éliminer le sel de nos assiettes ?
Deux choses importantes à savoir : le sel est la principale source de sodium dans notre alimentation, et dans notre pays, la plupart des gens consomment trop de sel. Mais là, j’aimerais aussi insister sur une autre réalité : le sel est au cœur de tous les problèmes de santé cités et la relation entre lui et les maladies cardiovasculaires est extrêmement bien établie. En effet, le sel joue un rôle central dans l’obésité. Et lorsqu’il y a un surpoids, il va y avoir une hypertension, diabète, manque d’activités physiques… Et à tout cela, on ajoute qu’il y aura toujours une consommation importante de sel - qui est devenue une habitude -, ce qui va intoxiquer le pancréas et diminuer la sécrétion d’insuline, ce qui à son tour va créer une insulinorésistance qui se définit comme un état de diminution de la réponse cellulaire et tissulaire à l’insuline. Et donc, on finira par avoir une atteinte cardiovasculaire. D’où l’urgence et l’obligation de réduire la consommation de sel étant donné qu’on ne peut pas l’éliminer définitivement, sinon les résultats seront néfastes sur la santé. La finalité, c’est de trouver le bon équilibre et de ne pas en abuser.
Comment expliquez-vous cette forte consommation ? Cela dépend-il de nos habitudes culinaires, de fausses idées… ?
Les deux ! Il y a les habitudes culinaires étant donné que la cuisine tunisienne est salée, sucrée et grasse. En effet, les recettes tunisiennes se mangent souvent de deux manières : à la cuillère quand c’est des pâtes ou avec du pain quand c’est des sauces. Et quand ce ne sont pas les pâtes et les sauces, ce sont les fritures qui prennent la place comme le kafteji, rôti, brik, fricassée… Il y a aussi une autre nourriture encore plus grasse que la nôtre : un sandwich makloub, une pizza, des frites… D’où une nouvelle culture devrait s’établir dans notre cuisine pour manger moins salé.
Et comme nous sommes de gros consommateurs de pain, ce dernier est devenu le principal contributeur des apports en sel dans l’alimentation des Tunisiens puisque 20% de notre apport journalier en sel provient du pain. Et là, il faut préciser qu’un pain est l’équivalent de 4,5 grammes de sel alors que nos besoins réels varient entre 2 et 3 grammes/jour/personne et à l’heure où l’OMS recommande entre 5 et 6 grammes de sel/jour. Donc, le sel dans le pain est un vrai sujet de santé publique et il y a une vraie nécessité pour les boulangers de réduire sa quantité dans le pain, car aujourd’hui, le Tunisien consomme 12 à 13 grammes par jour, soit deux ou trois fois la consommation recommandée, ce qui prouve encore une fois qu’il y a un véritable problème et un manque de connaissance par rapport au sel.
Pouvez-vous développer davantage ce dernier point ?
En réalité, 80% du sel est caché. En effet, dans l’alimentation, on a toujours attribué le sel à la salière sur table mais finalement le sel est dans les boîtes de conserves, dans les légumes, dans l’eau… A cet égard, on a besoin d’une mise à niveau générale et d’une sensibilisation du grand public pour pouvoir évaluer la quantité réelle de sel consommée par jour.
Il y a aussi les idées fausses sur la réduction du sel dans notre société. On dit souvent que la nourriture sans sel n’a pas de goût et que seules les personnes âgées doivent s’inquiéter de la quantité de sel qu’elles consomment… Cela dit, le corps humain a aussi besoin de sel. J’ai connu des patients qui manquaient de sel. Et d’autres qui sont au régime sans sel… Pour ce faire, on essaie de développer progressivement une nouvelle culture sanitaire au niveau de la population mais malheureusement, la grande majorité des spots publicitaires du mois de Ramadan encouragent la surconsommation. On constate aussi l’absence totale de spots de sensibilisation pour une alimentation équilibrée et saine, pour faire attention au sel, pour réduire la cigarette…Ainsi, on a besoin d’une sensibilisation et d’un accompagnement pour atteindre tous ces objectifs.
De l’autre côté, pour l’industrie agroalimentaire, on constate toujours une diminution insuffisante de la teneur en sel de certains produits. Pourquoi l’industrie agroalimentaire en utilise autant ?
Dans l’industrie agroalimentaire, tous les produits sont inscrits en quantité de sodium à l’heure où le grand public ne sait pas assimiler sodium et sel. En effet, 1 gramme de sodium, c’est 2,5 grammes de sel. Donc, la quantité de sodium utilisée dans un produit doit être multipliée par 2,51 pour savoir la vraie quantité de sel utilisée. A cet égard, en marquant la quantité du sodium utilisée sur les étiquettes des produits alimentaires, notre industrie agroalimentaire est en train de nous masquer la vraie quantité de sel.
Il y a des pays comme le Canada qui ont commencé à changer les lois pour imposer à l’industrie agroalimentaire de spécifier dans les aliments la quantité de sel et non plus la quantité de sodium, pour ne pas sous-estimer le sel. C’est une démarche importante à suivre. Notre pays devrait aussi avoir une loi pareille pour qu’on puisse savoir la quantité de sel dans nos aliments.
En revenant à votre question, l’utilisation du sel permet d’améliorer le temps de conservation pour garder les aliments plus longtemps. Par ailleurs, plus la teneur en sel est élevée, plus le pain est brillant et donc plus attirant, plus croquant… Par contre, un pain sans sel est très pâle, n’attire pas et au bout de 6 heures maximum, il devient très dur et très difficile à la consommation. Donc, l’apport de sel donne plus de goût, plus de teneur, plus de qualité à l’aliment et une meilleure conservation.
Sur le terrain, comment peut-on passer à l’action pour atteindre cet objectif et réduire le sel dans l’alimentation ? Par où commencer ?
On a besoin de politiques et de stratégies publiques capables de créer des environnements permettant aux populations de consommer une nourriture saine avec une faible quantité de sel. Il y a énormément d’actions à faire dans ce cadre là. Cela pourrait commencer par les crèches et les écoles où on doit éduquer nos enfants à manger sainement, à ne pas manger gras, salé ou sucré, à éviter les fast-foods qui sont en explosion… A titre d’exemple, à Lille, on a réalisé une expérience renversée et unique qui a réussi à changer le comportement des parents à travers leurs enfants. Ce qui a porté rapidement ses fruits ; en éduquant les enfants, les parents ont changé leurs habitudes et leur comportement de consommation. Donc, si on veut avoir un vrai changement dans les prochaines années, il faut commencer par les enfants et il faut mettre en place des cours sur l’éducation sanitaire. Mais de l’autre côté, une autre réalité s’impose ; tout changement dérange et cette guerre ne sera pas facile. Mais les solutions existent toujours, il y a des substituts sains et vertueux comme le sel de potassium pour remplacer le sel. Leur efficacité a été bel et bien prouvée dans plusieurs études. A titre d’exemple, en Chine, on a fait la comparaison entre deux villages ; le premier utilise le sel alors que pour le deuxième, on a changé le sel par un sel de substitution riche en potassium puis on a comparé les deux villages. Le résultat : 50% de moins d’hypertension artérielle au bout de deux ans dans la population consommant un sel de substitution, moins d’accidents vasculaires cérébraux et moins d’accidents cardiaques.
On le sait, si à l’échelle d’un pays on décide de changer de sel, cela pourrait paraître comme une opération coûteuse car l’utilisation du sel de substitution dans l’industrie agroalimentaire risque de se répercuter sur les prix. Mais là, il faudrait réfléchir à l’échelle d’un pays et c’est au ministère de la Santé de travailler sur ce volet. En se référant toujours aux expériences internationales, selon le modèle de simulation qui a été fait aux Etats-Unis, si on diminue de 1 gramme la quantité de sel à l’échelle d’une population, on diminue de 30% les accidents cérébraux et on épargne énormément d’argent au niveau de la santé publique. Par conséquent, il y a un besoin réel de combattre le sel à l’échelle de la population pour épargner des vies, des handicaps et de l’argent. Mais pour atteindre cet objectif, on a besoin d’une grande volonté politique parce qu’il ne sera pas facile de combattre le sel au niveau d’une population et au niveau de l’industrie agroalimentaire.
On a besoin aussi des actions plus concrètes ; il faut multiplier le contrôle au niveau des boulangeries pour diminuer les quantités de sel utilisé. Aujourd’hui, la loi exige 18g de sel/Kg de farine. A mon avis, il faut passer à 16, voire à 14 grammes progressivement. Au niveau des restaurants, on peut éliminer le sel et le rendre un choix comme c’est déjà le cas pour le café. Pour les conserves, il faut créer une nouvelle loi pour réduire la quantité de sel utilisée… C’est un chantier qui en cache un autre…
Les États membres de l’OMS ont décidé de réduire de 30% la consommation de sel de la population mondiale d’ici à 2025. Qu’en est-il de la Tunisie ? Est-elle vraiment engagée dans ce combat ?
Nous pourrions aboutir à un changement perceptible dans les prochaines années et surtout sur le long terme car la baisse de l’apport en sel a été identifiée comme l’une des mesures ayant le meilleur rapport coût/efficacité qu’un pays peut prendre pour améliorer la situation sanitaire à l’échelle de sa population. Cela est encore vrai aujourd’hui car avec l’arrivée de la pandémie de Covid-19, il y a eu un changement de comportement où on a constaté un intérêt du grand public à la santé. Donc, il suffit de passer à l’action avec une population bien éduquée. Mais faire des restrictions très sodées dans la population est délétère. Cela peut avoir un effet inverse. De toute façon, on ne demande pas un régime sans sel strict mais une diminution de la quantité de sel pour ne pas dépasser les 5 grammes par jour, ce qui représente déjà deux fois les besoins journaliers habituels.
Pour ce faire, les ministères de la Santé et du Commerce devraient se mettre au tour d’une même table de discussion avec les différents syndicats (dont celui du sel, des boulangeries, de l’industrie agroalimentaire…) et voir ensemble comment peut-on aboutir progressivement - et surtout ne pas faire les choses brutalement - pour diminuer cette quantité de sel de 1 gramme à l’échelle d’une population, ce qui aura un impact très important sur la santé publique. Il faut s’y mettre dès maintenant et on espère que ce sera une vraie bataille avec une vraie politique de santé. La société civile, qui est aussi capable de faire bouger les choses, doit être impliquée dans ce combat.
Meriem KHDIMALLAH
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